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Mardi 8 septembre 1914

Lettre à Adèle [sa femme], impressions sur notre voyage.

Comme tu le sais, après le déjeuner si gai que nous avons pris sur le bord de la Charente en compagnie de nos deux petites mignonnes et de monsieur Moyet, je t'ai quittée devant la caserne St Roch à une heure et nous nous sommes donnés rendez-vous pour le soir à 4 heures. Une fois rentré, comme d'habitude, il n'y a rien eu d'anormal et même très souvent, étant là-haut, à la fenêtre, j'ai regardé plusieurs fois dans l'espoir de t'apercevoir, pense donc, j'étais si content.

Mais, vers 3 heures, le capitaine est monté dans les chambres et a donné l'ordre de descendre tous dans la cour sous prétexte qu'il y avait une revue en tenue de campagne. Nous nous sommes habillés rapidement et sommes descendus. Quelques hommes n'ont pas obéi ; on a fait monter 2 soldats avec baïonnette au canon pour les faire descendre.

A ce moment-là, j'ai compris ce qui se passait : l'heure du départ avait sonné.

En effet, une fois tout le monde rassemblé, on nous a distribué 14 paquets de cartouches chacun, un paquet de pansements et le campement nécessaire pour la campagne.

Je venais juste de recevoir tout ça lorsque je t'ai aperçue avec nos chères petites. J'ai couru vers toi et t'ai dit, à travers la grille "nous allons partir". Je t'ai fait faire une course pour moi; pendant ton absence, on nous a distribué des vivres pour trois jours, pain, sardines à l'huile, thon, café, sucre. On nous a tout donné en abondance et on nous a recommandé de ne pas hésiter à en prendre plus si on voulait.

Donc, le but de notre mission était bien défini : nous allions au feu!

Quand tu es revenue, je n'ai pas voulu te le dire, mais tu comprendras maintenant pourquoi j'avais le coeur si gros. J'avais conscience du danger que nous allions courir. Avoir le bonheur de vous voir là, toutes les trois et peut-être pour la dernière fois, je ne pouvais pas te faire cette confidence. A ce moment-là, une révolution dans ma conscience me brisait le coeur jusqu'aux larmes.

Ce moment d'émotion un peu passé, je me suis mis à organiser mon sac ou plutôt à le bourrer tant bien que mal, car des choses qui auraient dû être mises en premier, on nous les avait données en dernier. Il était six heures quand les sacs et les fourniments furent prêts.

On nous a fait mettre sur deux rangs, on nous a comptés et recomptés plus de dix fois. Finalement nous avons été prêts à 7 heures.

Plusieurs se sont mis à entonner la Marseillaise et le défilé a commencé, mais je dois te l'avouer, je n'avais pas envie de chanter. Quand nous avons franchi les grilles de la caserne, j'avais encore les yeux mouillés de larmes et je me suis efforcé de regarder dans la foule pour te repérer et te faire un dernier signe d'adieu. En vain : la foule était si compacte que mes yeux n'ont pas pu te découvrir. Alors, tout consterné, j'ai tenu mon pas dans la file en pensant que quelques heures auparavant, nous étions passé là, si heureux.

Nous sommes arrivés à la gare où, comme toujours, il a fallu attendre plus d'une heure, sac au dos, avant de monter dans un train.

Vers 9 heures moins 1/4, on a commencé à compter nos files et aussitôt on nous a dirigés vers les wagons d'un train qui était venu se ranger sur une des voies de garage devant nous. Nous nous sommes entassés à raison de 50 hommes par wagon. Je suis monté un des derniers et je n'ai pas eu de place pour m'asseoir, alors j'ai mis mon sac de chantier auprès de la coulisse et je me suis assis dessus. mon siège pendant deux jours.

A 9H1/2 précises, le train s'est ébranlé au milieu des "vivas" poussés par les privilégiés qui avaient eu accès à la gare et nous voilà partis roulant à toute vapeur. Nous sommes passés à Ruelle . Une grande affluence était là malgré l'heure tardive; une belle ovation nous a été faite. Mais, nous avons filé dans la nuit noire et dans notre grand wagon éclairé par une lanterne attachée à une des parois.Chacun médite sur ce qui vient de se passer : on nous a expédiés, sans ménagement, sans avis, comme on l'aurait fait pour des animaux. chacun commente ces détails, c'est une vraie lamentation, puis avec l'heure, la fatigue se fait sentir et le sommeil nous gagne. Empilés comme nous le sommes, tout en somnolant, nous nous donnons des coups de tête les uns contre les autres, mais personne ne se plaint. Le chemin se fait quand même.