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Jeudi 10 septembre 1914

Nous prenons la direction de Paris, passons à Pithiviers à 5 H, traversons de vastes plaines où la moisson vient juste de se faire, les gerbiers se dressent partout au milieu des champs. Sera-t-elle rentrée? Nous arrivons à Malesherbes à 6H; nous y stationnons environ 20 minutes, il y a un train en gare bondé de blessés mais on nous défend d'aller les voir.

Pendant cet arrêt, nous en profitons pour casser la croûte. Nous allons cheminer maintenant dans la banlieue lointaine de Paris, nous traversons Boigneville, pays très plat arrosé par de petits cours d'eau dans lesquelles sont installées de vastes cressonnières pour l'alimentation de la capitale.. Nous arrivons à Corbeille à 8 H. Nous sommes joyeux de penser que nous allons bientôt arriver à Paris. et notre désillusion est grande quand nous constatons qu'il n'en est rien: la locomotive a fait le plein d'eau et de charbon, est passée sur une plaque tournante, a changé de bout et est venue s'atteler à l'arrière de notre train. Nous voilà tournant le dos à Paris, direction Melun!

Nous comprenons encore mieux le but de notre mission, le front!

Nous passons en gare de Melun à 9 H où nous nous arrêtons quelques minutes, puis Champagne sur Seine en face de Fontainebleau. Ce pays est très coquet. De notre wagon, nous distinguons des jardins avec d'innombrables murs le long desquels sont dressés en espalier, recouverts de mousseline, les fameux chasselas de Fontainebleau. Nous apercevons aussi le château et son fameux parc, il est 10 H. A Montereau, le train s'arrête pour faire le plein d'eau. J'en profite pour t'envoyer une carte.

Le repas suivant est traditionnel : sardines à l'huile. Plusieurs hommes s'en trouvent malades ,mais pour moi, ça va. Ce qui améliore mon repas, c'est une des pêches que tu as mises toi-même dans ma musette. Une après chaque repas me fait du bien.

Nous passons à Nogent sur Seine à midi 1/4. Là ça commence à sentir la poudre. Tout est en oeuvre ; les convois de provisions se préparent fièvreusement.

Alors que nous traversons la Seine, le train ralentit, le génie est là qui monte la garde : le pont est miné, prêt à sauter si besoin est.

Poursuivant notre chemin, nous arrivons en gare de Romilly. Là encore, le train s'arrête quelques instants. Nous avons le temps d'apercevoir un autre train remplis de blessés, quelques uns affreusement et des wagons de prisonniers allemands. Certains des soldats de notre train s'avancent et leur crachent à la figure; c'est un geste que je répugne car la plupart d'entre eux, me dis-je, sont peut-être là eux aussi contre leur volonté. Nous repartons, passons en gare de Nesgrigny-parc. Là aussi il y a des trains entiers de provisions. Un peu plus loin, nous voyons une église qui se dresse seule à côté de son village, je me demande quel est ce pays; on m'apprend que c'est l'ancienne paroisse de l'abbé Delarue dont le nom m'échappe. Plus loin encore nous apercevons des parcs d'artillerie en réserve. Sur une voie ferrée qui croise la nôtre, un train arrive bondée d'artilleurs. Puis, c'est l'arrivée à Troyes. Le train stoppe et nous descendons tous. Vite je cours pour t'envoyer une carte de cet endroit. Je vais faire remplir mon bidon qui est complètement vide, je demande le prix : 18 sous, m'est-il répondu. Je trouve bien que c'est un peu cher mais je paie et m'éloigne sans un mot. Ces gens profitent de notre misère!

A 15 H, un murmure se produit, tout le monde se précipite en dehors du hall pour voir : c'est un aéroplane, très haut. Les officiers présents dirigent leur lorgnettes vers l'avion et disent que c'est un aéroplane allemand. On ne donne pas l'ordre de tirer parce qu'il est trop haut.

Notre chef de détachement, le lieutenant Blanchard a reçu ses ordres; le train est toujours sous pression. Un coup de sifflet retentit, l'ordre est donné de remonter, nous allons encore plus loin.

Nous passons à côté de rames de wagons très longues qui sont, toutes, chargées de grosse artillerie. Elles vont dans une autre direction.

Nous voilà donc partis plus loin, vers l'inconnu. Nous croisons encore des trains de blessés ce qui nous fait dire "ça va donc bien mal devant nous!"

Vers Mathuaux, à 16 H, de notre wagon, nous apercevons deux aéroplanes, mais ceux-là sont français. Notre train file à toute vapeur encore une demi-heure puis c'est l'arrêt. Nous sommes en gare de Brienne-Le-Château ou Brienne Napoléon. Notre train se met sur une voie de garage et nous descendons.

Sur le côté opposé un train de blessés-encore- est en formation; au loin le canon se fait entendre. Les aéroplanes ne font qu'aller et venir au-dessus de nos têtes car le terrain pour atterrir est à 500 m de nous.

Notre chef de détachement nous ordonne de former les rangs par colonnes de compagnies, tout ceci dans un champ proche de la gare. Pendant cet exercice, un orage gronde et monte bien noir. Bientôt la pluie tombe en abondance. Les roulements du tonnerre se mêlent à ceux des canons. Nous sommes bientôt tout mouillés. Malgré la défense du lieutenant, chacun se sauve dans les wagons qui nous ont amenés et nous y restons jusqu'à ce que le gros de la pluis ait cessé.

Après, on complète encore une fois les fournitures des hommes et on nous distribue du pain avec ordre d'en prendre le plus possible parce qu'il nous fera besoin.

Quinze minutes après, arrive le 90ème Territorial de Magnac-Laval et trente minutes plus tard débarque un régiment de dragons, sous la pluie battante, mais il disparaît aussitôt.

Le lieutenant a reçu ses ordres, la nuit arrive, nous nous formons en colonne de marche, nous voilà partis dans la direction du nord, sous une pluie fine.

Cet instant d'attente à Brienne m'a permis de manger un morceau de pain avec la dernière pêche qu'il me restait et qui est toute aplatie sous le poids des victuailles. Cependant elle me fait grand plaisir car elle vient de toi. Mes camarades me la regardent manger avec envie, presque jaloux, car notre départ a été si précipité et si inattendu que presque tous ne sont partis qu'avec les vivres de réserve, sans argent ou si peu.

Sous le poids du sac et des fourniments que nous ne sommes pas entrainés à porter, la sueur commence à couler. De plus nous sommes constamment obligés de suivre le bas côté de la route à cause du passage de véhicules. C'est d'autant plus fatigant que ce n'est que de la boue détrempée par ce passage. Ces camions innombrables sont tous chargés de blessés, nous les regardons avec respect mais aussi le coeur serré.

Au départ, on nous avait dit que la marche serait de 6 kilomètres, mais cela fait longtemps et pas une maison en vue. On nous a menti. La nuit est maintenant très noire. Dans le lointain, le ciel est empourpré par plusieurs incendies, c'est la même direction que le bruit du canon. Il est très facile de deviner que ce sont les lignes de feu. Un frisson me glace le coeur. C'est vers là qu'est la Victoire mais aussi peut-être la défaitte! J'en suis là de ma méditation quand le sifflet du lieutenant retentit: il nous crie : "Sac à terre!"

Chacun pose son sac, les épaules meurtries,  mais comme nous avions chaud, l'air frais se faisant sentir,  nous les reprenons bien vite. Bientôt, le lieutenant commande : "sac au dos, en avant". La marche reprend, mais toujours rien à l'horizon.Cette solitude nous consterne sutout à pareille heure. Enfin, après une courbe de la route,  une lumière apparaît. Nous arrivons. Un groupe se détache de la colonne pour aller préparer nos cantonnements. Nous attendons sac au dos, bien fatigués, il est 9 H 1/2. Nous sommes à Rosnay-L'Hopital, à 10 km de Brienne. Enfin on fait entrer toute la compagnie dans un même hangar, soit 200 hommes. Le campement est sommaire. Nous nous installons tant bien que mal un peu partout, sur le foin, sur la paille, sur les charrettes chargées de fourrage, même en-dessous. Ce sont nos premiers lits de campagne. Pour couronner le tout, notre lieutenant arrive dans le hangar et nous dit: "L'ennemi est très proche de nous, ne faites pas de bruit pour attirer son attention". Tout ceci n'est pas fait pour nous rassurer, mais après tant de marche, de fatigue, une fois étendu dans le foin, j'ai très bien dormi, j'ai même un peu récupéré de toutes ces nuits d'insomnie de ces derniers jours.